Comment j’ai tenté d’escroquer Carrefour de 3 radis ou le vilain consommateur contre le géant capitaliste
moralisateur
Honte sur moi, misérable consommatrice, en ce jeudi 10 décembre 2009, j’ai tenté de voler les magasins Carrefour de 3 goûteux spécimens de Raphanus Sativus, alias le bon vieux radis rose.
Comme tous les 15 jours depuis près de 10 ans, je fais mes courses dans une enseigne Carrefour. Comme tous les 15 jours, je remplis mon caddie de victuailles que M. Carrouf a l’extrême charité de
bien vouloir mettre à ma disposition dans ses étalages étincelants ! Me servant une botte de radis roses au rayon légumes, j’ajoute au sachet les 2 ou 3 radis esseulés qui se désespèrent au fond
de leur cagette en bois.
De passage en caisse, l’hôtesse inspecte scrupuleusement le sachet de radis et déclare, comme annonçant une sentence de justice : « il y en a plus qu’une botte ». Je lui confirme
qu’effectivement, il y a 2 ou 3 radis de plus au fond du sachet. Et prenant son ton de moral le plus profond, elle entame une leçon de vie m’expliquant qu’il ne faut pas le faire, que ce n’est
pas bien, que « vous imaginez si tout le monde fait pareil »…
Me sentant dans mon droit, je lui réponds que ce serait dommage que personne ne les prenne, dans la mesure où les employés du magasin vont les jeter et qu’il s’agirait alors de gaspillage.
A ma réplique, l’hôtesse ne se démonte pas, et je l’observe alors, médusée, plonger sa main dans le sachet et retirer les 3 radis coupables pour les jeter, avec un bruit sec, au fond de sa
poubelle de caisse.
Je suis abasourdie ! Tentant sans doute d’adoucir son geste ou d’y mettre un peu plus de forme, elle ajoute que je n’ai peut-être pas fait attention pour ma part en ajoutant ces radis
supplémentaires mais que certains clients (quel affront !) le font exprès. J’hésite à lui répondre ou à en rester là.
Après tout, même si sa réaction me surprend, ce n’est qu’une histoire de tubercule. Sans aucun énervement, je tente néanmoins une poursuite de conversation, simplement pour voir où elle nous
mène. Je lui réponds alors qu’en réalité, je les ai ajoutés intentionnellement dans le sachet et que je l’assume très bien. Elle repart dans des phrases de moralisatrice…Sa morale à elle ne
m’atteint pas beaucoup ; ce que je trouve immoral moi, c’est de préférer jeter délibérément de la nourriture plutôt que de la laisser à un client, quand bien même il est en train de payer 1€ pour
une botte de radis.
Je suis stupéfaite par sa réaction et le ton si grave qu’elle prend pour cette affaire ridicule. Et amusée à la fois. Aussi, tentant la carte de l’humour, au moment où l’hôtesse scanne mon
sachet de pain tranché, je lui dis sur le ton de la confidence qu’en récupérant mon pain dans la trancheuse libre-service, j’ai ajouté un crouton qui était resté au fond de la machine, sans doute
abandonné par le client précédent.
Mais j’ai beau scruter son visage, mon interlocutrice ne se déride pas : chez Carrefour on positive, mais on n’a visiblement pas le sens de l’humour.
Elle s’offusque même un petit peu, ne comprenant pas que « je le prenne comme ça » et elle ajoute, incarnant un instant toutes les belles valeurs et les beaux discours qu’a du lui inculquer
M. Carrouf que « si ça continue, on va faire payer les bottes de radis au kilo, parce que pour les bottes de carottes c’était pareil, les gens enlevaient les fanes pour aller les peser et du
coup, maintenant on les paye au poids et même qu’il y a des gens qui secouent les bottes de radis pour récupérer quelques unités supplémentaires».
Impressionnant, confondant, bouleversant ! J’ai envie de lui dire de tout arrêter, de laisser là sur son tapis de caisse mécanique son discours mécanique et de brancher son cerveau – le
vrai – pour réfléchir à la situation et se demander ce qui compte vraiment. Tout son discours de malhonnêteté du client, de mauvaises manières, ses accusations de vol sous-jacentes sont déclamées
là, dans ce temple de la consommation et bizarrement, ça sonne faux. Mais elle n’a pas l’air de le ressentir. J’ai l’impression d’être sur une autre planète, mais je suis simplement chez
Carrefour, enseigne affichant 97,6 milliards de chiffre d’affaires en 2008. Je la laisse à ses récriminations.
Après tout, qu’il y en ait un de plus ou de moins dans le sachet, moi je vais déguster ma botte en rentrant et je ne me sens pas coupable le moins du monde.
Se pourrait-il que je n’ai pas réalisé la portée de mon geste ?
Se pourrait-il que moi et d’autres gueux mettions en péril la réussite économique de l’enseigne à force de nous attribuer quelques radis supplémentaires au lieu de les laisser partir à la
poubelle ?
Je m’interroge.
D’ailleurs, je suis encore en proie à mes questionnements au moment où j’emballe mes courses restantes, règle la note gracieusement (grassement ?) et souhaite à l’hôtesse une bonne soirée.
D’autres questions existentielles naissent de cette expérience enrichissante et me troublent : à quelle botte appartenait les radis tombés au fond de la cagette ? Combien de radis compte une
botte ? Combien pèse une botte de radis ? Autant de questions que j’oublierai sans doute rapidement après une bonne nuit de sommeil.
Tandis que mon hôtesse, elle, se les posera peut-être le lendemain, en retournant travailler pour des radis chez Carrefour….