Haïe du monde paysan, la grande distribution est-elle
aussi mal-aimée des consommateurs ? Est-elle passée du statut d'"ami public numéro un", premier défenseur de son pouvoir d'achat, à celui d'"ennemi public", comme
l'affirme Georges Chétochine, consultant spécialiste du secteur ? Le désamour des
consommateurs ne va sans doute pas aussi loin. Toutefois, en silence, les Français soutiennent le combat des agriculteurs à l'encontre de Leclerc, Auchan, Carrefour, Intermarché ou Casino,
accusés d'étrangler les producteurs pour empocher de confortables bénéfices. Selon un sondage du Figaro.fr, 80 % des personnes interrogées comprennent la colère des
agriculteurs.
Les Français ne sont pas - ou plus - dupes:
"Ils ont bien compris qu'au cours des dernières années la grande distribution a développé des marges largement exagérées",
atteste Alain Bazot, président de l'association de consommateurs UFC-Que choisir. "L'image de la grande
distribution est écornée", poursuit-il.
Les ventes des hypermarchés fléchissent. La fréquentation baisse. Les consommateurs leur préfèrent de plus en plus les petits épiciers et les marchés de quartier, quitte à payer, parfois, un peu plus cher. Selon le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc), les Français ont développé jusqu'à un "désir de vengeance" à l'encontre des acteurs de la grande distribution.
Car l'histoire a changé. Dans les années 1970 et 1980, les hypermarchés contribuaient à la désinflation. Grâce à eux, des ménages modestes dans les villes, dans les campagnes, ont pu s'acheter un téléviseur, un aspirateur et, surtout, des produits alimentaires frais.
Aujourd'hui, en dépit d'un discours agressif et militant, la grande distribution ne rime plus avec bon marché. "Entre 2000 et 2003, la grande
distribution a été inflationniste et l'est encore depuis 2008", observe Nicolas
Bouzou, économiste chez Asteres. Le débat
incompréhensible sur les marges arrière a au moins fait comprendre au public que
les pratiques du secteur étaient pour le moins opaques. Certains osent dire déloyales.
Pour le consommateur, l'hypocrisie soupçonnée du combat des distributeurs contre la vie chère est devenue manifeste avec la crise. S'il a pu se résigner à voir enfler les prix des pâtes
alimentaires, début 2008, du fait de la flambée des cours du blé, il était plus délicat d'accepter que les prix ne baissent pas après que ces mêmes cours eurent rechuté. La
grande distribution s'est dite victime. En vain.
Le consommateur, plus averti, fait le bilan : ceux qui se revendiquent épiciers figurent depuis plusieurs années déjà en bonne place dans le palmarès des plus
grandes fortunes de France. Quant à leurs "épiceries", ce sont bien souvent des multinationales cotées au CAC 40.
A priori rien de répréhensible. Le rôle d'une entreprise est de grossir et de gagner de l'argent. Les attaques contre les distributeurs peuvent paraître d'autant plus injustes qu'au regard
d'autres professions leurs marges - de l'ordre de 2 % à 6 % - ne sont pas exorbitantes. Du fait de la crise, les profits des plus grands acteurs ont même reculé de plus de 20 % en 2008. Et, avant
la crise, leurs résultats restaient sans comparaison avec ceux de leurs concurrents anglo-saxons, les géants Tesco ou Wal-Mart.
Pour la plupart des Français, "tout ce qui est grand est nuisible à l'économie, à la planète", signale le sociologue Gérard Mermet, auteur de La Francoscopie. "Small is beautiful", dit-il, et dans le combat du "global face au local", le Français choisit, comme à l'accoutumée, de défendre le plus petit si ce n'est le plus faible.
Et peu importe que le
commerce et la distribution, avec 650 000 salariés, soit le premier employeur privé du pays.
Le public retient le sort de ces caissières payées au smic après dix ans d'ancienneté et remplacées peu à peu par des automates. Il est consterné d'entendre
des cas, certes, et bien heureusement, exceptionnels, de certaines d'entre elles licenciées pour une erreur de caisse dérisoire ou sanctionnées pour avoir fait
grève.
Le ressentiment envers la grande distribution n'est pas rationnel. Il est émotionnel. Le consommateur aime consommer mais il culpabilise. "Consommer, c'est détruire", explique M. Mermet.
La montée de la préoccupation environnementale n'est pas étrangère à ce sentiment. Les grandes surfaces paient d'être des lieux de tentation. Discompteurs mis à part, elles sont, pour les ménages
modernes, une caricature de la société de consommation.
Les stratégies de développement des enseignes n'ont fait que renforcer ce jugement. Les hypermarchés sont devenus des "gigamarchés" de plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés dans lesquels les chefs de rayon se déplacent en patins à roulettes. Pour offrir toujours plus de choix, les magasins se sont transformés en laboratoires marketing testant le consommateur pour lui faire acheter plus, plus souvent. Et il n'est pas rare de voir aujourd'hui en rayon plus de cinquante références de brosses à dents...
Les "hypers" sont allés trop loin. Les Français saturent. Mais la grande distribution, habituée aux attaques en règle, n'a sans doute pas dit son dernier mot.
Source: Le Monde.fr
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